Ils étaient les hommes et les femmes du sable, du vent, de la lumière, de la nuit.


... en tête de la caravane, il y avait les hommes, enveloppés dans leurs manteaux de laine, leurs visages masqués par un voile bleu. Avec eux marchaient deux ou trois dromadaires, puis les chèvres et les moutons harcelés par les jeunes garçons. Les femmes fermaient la marche.


Désert. Le Clézio.

lundi 12 avril 2010

Notes sur Bernardo Soares partenaire de Pessoa. Paulo Siqueria (auteur)


Un hétéronyme-partenaire de Pessoa: Bernardo Soares

Paulo Siqueira


Le poète portugais Fernando Pessoa a créé non seulement des poésies mais
aussi des poètes, chacun avec un nom propre (hétéronyme), un style, une
philosophie, et même une biographie différente. Une seule de ses
créatures, Bernardo Soares, écrivait en prose des textes fragmentaires
depuis la jeunesse de l’auteur Pessoa jusqu’à sa mort. Ces textes n’ont
été colligés pour une publication que cinquante ans après la mort de
Pessoa sous la forme d’un livre dont l’auteur a annoncé la publication
toute sa vie sans jamais la réaliser. C’est le livre aujourd’hui célèbre
dans le monde entier "Livro do desassosego" (traduit en français sous le
titre "Le livre de l’intranquillité").

Quelle place et quelle fonction Bernardo Soares a-t-il occupé comme
symptôme-partenaire et nom propre pour Pessoa ? C’est la question à
laquelle nous allons essayer de répondre.

Nous partirons du principe que l'invention de Soares est, au même titre
que celle des autres écrivains inventés par Pessoa, un artifice du sujet
qui ne peut se passer de la construction d'un Autre pour écrire et
créer.

Mais alors, pourquoi pour Soares cette impression que la similitude avec
le créateur de l'oeuvre est la plus grande, la plus vraie ? Sans doute à
cause de la forme de ces textes, qui prend toutes les apparences du
journal intime. Sans doute aussi parce que le lecteur que nous sommes,
devant la multiplicité des masques de Pessoa, a besoin de croire qu'il y
en a au moins un qui soit vrai et authentique. Pessoa, maître absolu de
l'art de la feinte, est le premier à dire que, en effet, Soares "c'est
moi, moins le raisonnement et l'activité. Mais, ajoute-t-il, moins
quelque chose encore (1)" !

Nous pourrions continuer dans la soustraction, en disant que Soares est
aussi Pessoa moins les autres hétéronymes, c'est-à-dire moins Alberto
Caeiro, moins Ricardo Reis, moins Alvaro de Campos, moins le poète
Pessoa lui-même, sans parler des autres hétéronymes moins célèbres.
C'est-à-dire qu'en essayant de trouver le vrai et authentique Pessoa,
soit Pessoa lui-même, nous irons de piège en piège et "a contrario" de
la définition que Pessoa lui-même a donné du Poète:

« Le poète est quelqu'un qui feint,
mais qui feint si complètement
qu'il feint une douleur
alors qu'il la sent vraiment ... (2). »

Autrement dit, pour Pessoa, le poète joue du semblant pour de vrai !

Or, notre grande difficulté pour comprendre le besoin de Pessoa de se
trouver une autre identité pour écrire son oeuvre multiple et hétérogène
a un rapport avec la notion de semblant qui, grâce à Lacan, a trouvé un
statut à part dans la psychanalyse. Le semblant, jusqu'à Lacan, pouvait
équivoquer avec le simulacre et le mensonge. Or, Lacan nous fait
comprendre que c'est par le semblant que l'on accède au réel, et pas
autrement. Et il fait de la fonction du psychanalyste dans la cure le
lieu d'élection du semblant le plus paradoxal, le semblant d'objet (a).

C'est par son semblant, on ne peut plus littéralement, que Pessoa nous
introduit à cet auteur, nommé pour l'occasion B. Soares.

Pessoa nous présente d’abord B. Soares par ce que l’on appelle en langue
portugaise le "semblante", terme qui désigne aussi bien le visage, la
mine que l'air dégagé par quelqu'un. Ainsi dit-il de son auteur qu’il a
un « visage ... pâle, aux traits dénués d'intérêt, (dans lequel) on
décelait un air de souffrance ... et il était bien difficile de définir
quelle sorte de souffrance indiquait cet air-là - il semblait en
désigner plusieurs, privations, angoisses, et aussi cette souffrance née
de l'indifférence, qui naît elle-même d'un excès de souffrance (3) ».
Or, ceux qui ont vu les photos de Pessoa prises de son vivant n’auront
pas trop de mal à le reconnaître dans cet "hétéro-portrait". Pessoa dit
dans ce même texte, qui est une introduction écrite pour son "Livre",
que c’est à l'occasion d'une rencontre de pur hasard qu’il a pu parler
pour la prémière fois à Soares. Seulement plus tard, celui-ci lui aurait
fait connaître son "Livre de l'Intranquillité", l’oeuvre que Pessoa
lui-même a écrit pendant plus de vingt ans alors qu’il n'en a vécu que
47.

Mais dès les premières lignes de son "Livro", se manifeste ce penchant
irréductible de l'écrivain Soares à inventer une vie qui n'en est pas
une: « Dans ces impressions décousues, écrit-il d'emblée, sans liens
entre elles et ne souhaitant pas en avoir, je raconte avec indifférence
mon autobiographie sans faits, mon histoire sans vie. Ce sont mes
confidences, et si je n'y dis rien, c'est que je n'ai rien à dire (4). »

À défaut de vivre, le sujet nommé Pessoa "alias B. Soares" "rêve". Elles
sont nombreuses ces pages écrites en forme de fragments sans vrais liens
entre eux qui commencent par une référence au rêve: « Et de la hauteur
majestueuse de tous mes rêves, Lorsque je dors de nombreux rêves, À part
ces rêves banals, Aujourd'hui au cours de l'une de ces rêveries, Parfois
je songe, Dans la forêt du songe, De l'art de bien rêver, Et de même que
je rêve, Rêve triangulaire, Le rêve lui-même, De mon rêve de toi, Je ne
te veux qu'en rêve, Vivre du rêve, Du reste je ne rêve, Mes rêves, À
part ces rêves ... »

Et pourtant Pessoa ne fait pas un seul récit de rêve dans son soi-disant
journal intime, malgré le fait qu'il se définit non seulement comme un
rêveur mais surtout comme un rêveur exclusivement, selon sa propre
expression.

Mais qu’est-ce que le rêve pour l’auteur du "Livro do Desassossego" ?

Voici comment Soares définit le rêve au fragment numéroté 111 du "Livre
de l'Intranquillité": « Je suis à peu prés convaincu de n'être jamais
réveillé. J'ignore si je ne rêve quand je vis, si je ne vis pas quand je
rêve, ni si le rêve et la vie ne sont pas en moi des choses mêlées,
"intersectionnées", dont mon être conscient se formerait par
interpénétration (5). »

2 commentaires:

Mabes a dit…

Connaissez-vous Antonio Tabucchi et Une malle pleine de gens ? Il me semble d'ailleurs que ce spécialiste italien de Pessoa vous plairait, sans doute le connaissez-vous !

croukougnouche a dit…

mabes!
oui, Antonio Tabucchi , tu as raison!
j'ai adoré "Pereira prétend" plein d'humour..