La dénonciation
Les premiers romans des femmes africaines se sont appliqués à infuser leur témoignage car le jeu de voix narratives polyphoniques s’est limité à un « je » qui se définit par rapport à l’homme dans la sphère publique et privée. Le tableau dépeint par les romancières africaines faisait le réquisitoire d’une société longtemps dirigée et contrôlée par des hommes. De ce fait, il y a eu une déconstruction du schéma classique des romans africains de la première heure qui rompt avec une réalité africaine appréhendée comme rassurante en présentant une image de la femme révoltée. Les écrivaines telles que Calixthe Beyala mettent constamment en exergue la révolte de la femme face à un système phallocratique. « L’univers dépeint par la romancière frappe par le sentiment d’horreur qui émane du récit où domine la violence. Ateba exprime son dégoût pour l’homme qu’elle n’entrevoit que dans des rapports purement érotiques et brutaux ». [3] Calixthe Beyala se constitue en narratrice homodiégétique, figure certes rare, dans le roman, mais ce mode narratif lui permet de décliner sous le mode personnel des modalisations affectives. Sa voix où perce un immense sentiment de répulsion et d’abjection fait écho à une catharsis pour se libérer. Surtout, le caractère engagé du discours romanesque oblige la romancière à rallier l’expérience collective à l’individualité. Ateba est une jeune fille douce, respectueuse et soumise comme dans les cultures africaines devenue une rebelle à cause des turpitudes de la vie et des épreuves douloureuses telle que la mort de son amie qu’elle impute à l’homme. L’image de la femme-Eve à l’origine de la perte de l’homme, souvent mise en scène dans la littérature est renversée dans C’est le soleil qui m’a brûlée de Calixthe Beyala : « En le regardant, elle comprend mieux pourquoi ces corps d’hommes ont réussi à mettre l’humanité à leurs pieds. Ils sont de ceux qui détruisent, saccagent, mutilent mais réussissent à se blanchir les mains en un clin d’œil ». [4] Face au musellement, la femme est obligée d’utiliser un protolangage ; à travers le regard, l’héroïne, Ateba, fait passer le message qui décrit les relations complexes entre l’homme et la femme. Ateba est attirée par Jean mais son discours tend à la convaincre du contraire. Ateba cherche à réfréner le désir qu’elle éprouve pour l’homme en mettant autant de mépris dans son regard et de réticences dans ses gestes pour le repousser. La femme devient ainsi le parangon de la suprématie féminine par la domination de l’homme, elle soumet la virilité de l’homme à rude épreuve. Et il y a une similitude de contexte dans la plupart des romans de Calixthe Beyala, la femme est l’héroïne, au centre des préoccupations sociales avec des référents symboliques divergents. Andela, l’héroïne de L’homme qui m’offrait le ciel de Calixthe Beyala est une femme amoureuse qui a perdu toute capacité de discerner le vrai amour d’une aventure sans lendemain avec un homme marié. François Ackermann l’abreuve de mots doux et elle se laisse langoureusement flotter sur les nuages qu’il lui apporte et le ciel qu’il lui offre la suffit. Chez Calixthe Beyala, c’est toujours l’homme qui est à l’origine des malheurs de la femme, qui la consume, qui l’attire vers le bas, vers la prostitution à la fin de C’est le soleil qui m’a brûlée et la plonge dans un profond désarroi dans L’homme qui m’offrait le ciel. Notons, en tout cas, que pour Calixthe Beyala, l’amour se veut, dans un premier temps, un complexe discursif, un ensemble théorique qui présentent l’homme comme un objet de réflexion. « J’ai terriblement envie de parler de cette aube triste, de ces heurs qui ont couru avant l’arrivée de l’homme…Tout est sa faute…Et elle…Il a fallu qu’elle séduise les étoiles pour survivre ». [5] l’auteure décrit le lent processus selon lequel le dégoût de l’homme pousse la femme dans les bras d’une autre femme. C’est le cas dans Tu t’appelleras Tanga, les deux amies, Tanga et Anna-Claude, se rapprochent dans l’univers carcéral, se touchent, se confient l’une à l’autre et finissent par développer des gestes d’amour empreints de sensualité : caresse des mains, des cheveux. [6] Calixthe Beyala nous propose des personnages féminins dont le discours est pluriel et expansif. La solidarité et la complicité féminines se transforment en une tendresse proche de l’attirance sexuelle. Le rapprochement d’Irène et d’Ateba dans un élan de consolation se traduit par un hétaïrisme évoluant vers le saphisme surtout lorsqu’Ateba dans C’est le soleil qui m’a brûlée, écrit aux femmes comme on écrirait une lettre enflammée à un amoureux et elle conclut même : « Femme, je t’aime ». [7] La correspondance amoureuse enflammée a été longtemps une forme distinguée, très convaincante d’exprimer à l’être aimé la profondeur de ses sentiments. Elle a inspiré des vers, transformé la vision simpliste que l’on pouvait avoir de l’amour. La correspondance a rendu publique la conception de l’amour vivant et vrai. L’attirance mutuelle entre les femmes s’opère lorsque celle qui joue le rôle de protectrice et de consolatrice, constamment en contact physique lors des confidences, développe un dégoût pour les hommes. Simone de Beauvoir explique ce phénomène chez la femme, « ennemie des hommes qui lui imposent leur domination, elle trouvera dans les bras d’une amie à la fois un voluptueux repos et une revanche ». [8] Irène qui se sent perdue sans l’homme avoue à Ateba : « sans lui, je ne suis qu’une illusion et personne ne me continuera » Ateba lui rétorque « tu existes parce que la femme existe, enfin, tu te continueras ». [9] Ateba se rend dans le bar où son amie Irène se prostituait pour y noyer son torrent d’infortunes. La propension de l’existence rêvée accule son amie Irène par dissimulation et par négation de son existence, celle qui ne se reconnaît pas dans ce monde traumatisant qui ne lui offre que désolation. Dans l’ordre du récit, l’actant subsumé en la personne d’Ateba, se confond à un objet sexuel afin de venger son amie Irène. Son parcours pérégrinatif, s’appréhende comme une quête de « prise de position », au sens où la vie rêvée, mais semble-t-il, irréalisable est vécue à travers la transcendance verticale. Les hypothèses formulées sont controversées par les actes d’Ateba qui dit que si « Dieu a sculpté la femme à genou aux pieds de l’homme », [10] elle mettra son client-victime à ses pieds. L’expérience d’Ateba ne l’éclaire pas, elle l’invite à se penser comme accroissement de la conscience souffrante afin de connaître un autre état, celui qui semble la hisser au-dessus de la domination masculine en reléguant l’homme au rang de liquide séminal : « Toutes ces polémiques pour cette espèce de lait tourné qui prend sa source dans les pantalons et se jette dans les pagnes. Franchement ! ». [11] Quand Ateba tue son client, elle scande le nom de son amie : « Irène, Irène », [12] elle semble prendre sa revanche sur la vie des femmes qui ont tant souffert à cause de l’homme, sa mère Betty, sa tante Ada, son amie Irène. Elle semble nous dire qu’il faut tuer l’homme pour que naisse la femme, pour qu’elle se retrouve et se découvre enfin. A la fin du roman, Ateba rêve qu’elle retrouve son amie Irène : « Elle dit Irène, tu m’as fait peur viens ». [13] Irène est morte, son âme est meurtrie, mais elles se retrouvent, se fondent dans la même douleur, le même rêve de bonheur perdu. Par contre, dans L’homme qui me promettait le ciel, ce qu’on retient c’est que la chute est terrible lorsque la femme doit redescendre sur terre. La quête de la jouissance avec François constitue aussi la forme du langage et reflète cette action dont l’objet essentiel est de vivre à travers le semblant d’amour que lui procure cette relation problématique. Andela interprète, lucide et acerbe, les mots d’amour de François en disant qu’il la paye de « cette petite monnaie marquée imbécile avec laquelle les hommes paient les femmes, ces petits mots non côtés en bourse qui servent de mors et nous enlèvent le mordant de la lucidité ». [14] La nature de la relation amoureuse se trouve pensée dans sa dimension matérielle. Notamment, lorsque nous entrons en résonance avec la pensée de Calixthe Beyala. Son discours connaît une bifurcation qui introduit une nouvelle séquence au cœur de laquelle s’organise et s’opère le récit. Et ce faisant, reflétant le caractère volcanique de l’héroïne Andela, de même que son caractère amplement matérialiste. La passion dans le récit est alimentée des soubresauts qui inaugurent une nouvelle étape du récit : le renversement de la situation à l’avantage d’Andela par le biais de la victimisation. C’est dire qu’au fond que comprendre la relation d’Andela et de François serait, un temps soit peu, porter attention à la singularité des rapports amoureux qui se limitaient aux plaisirs de la chair. Il y a autre chose que la simple relation amoureuse, à savoir une relation transitive qui va de l’adoration à la vénération de l’homme dont dépend le bonheur du personnage : « J’ai besoin d’admirer pour aimer ». [15] Entre son désir d’indépendance et son besoin d’amour, la femme demeure écartelée, c’est pourquoi il y a parfois une alternance entre une voix narrative homodiégétique et une voix narrative extradiégétique : « Ateba dit que la femme devrait arrêter de faire l’idiote, qu’elle devrait oublier l’homme et évoluer désormais dans trois vérités, trois certitudes, trois résolutions. Je les connaissais : revendiquer la lumière, retrouver la femme et abandonner l’homme aux incuries humaines…Etait-ce ce que je voulais ? ». [16] Dans un premier temps, il faut rompre avec l’idée selon laquelle le destin de la femme est arrimé à celui de l’homme dans C’est le soleil qui m’a brûlée (1987). Dans un second temps, l’homme est indispensable à l’équilibre d’Andela nonobstant le fait qu’il soit un homme marié dans L’homme qui m’offrait le ciel (2007).
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