Ils étaient les hommes et les femmes du sable, du vent, de la lumière, de la nuit.


... en tête de la caravane, il y avait les hommes, enveloppés dans leurs manteaux de laine, leurs visages masqués par un voile bleu. Avec eux marchaient deux ou trois dromadaires, puis les chèvres et les moutons harcelés par les jeunes garçons. Les femmes fermaient la marche.


Désert. Le Clézio.

mardi 25 août 2009

Rubis. Texte d'Emilie Blanquier

2379 mots Blanquier Emilie Rubis « Par erreur ». Cette réponse claqua dans l’air comme un coup de fouet alors qu’elle voulait seulement savoir pourquoi "Rubis " était son prénom. Il faut, lui dit-on, remonter à quelques jours avant l’accouchement. Dans le climat d’excitation propre à cet événement, la chasse aux prénoms allait bon train. Ceux-ci fusaient de toutes parts, éclataient en bulles de sons et leur résonance flottait dans la chambre en une fumée qui dessine mille volutes. Enivrée par cette étrange polyphonie, la grand-mère crut entendre " Rubis". Et la voilà lancée dans un dithyrambe à faire pâlir de jalousie les bacchantes, sur l’originalité du prénom. Vous pensez bien qu’une fois comprise, la méprise de la grand-mère suscita un fou rire général, surtout devant l’acharnement dont elle faisait preuve. Ainsi, pour ne pas froisser la sexagénaire, les parents avaient été contraints d’adopter ce prénom. Mais finalement, cela ne leur déplaisait pas …le rubis est tout de même une pierre précieuse ! A l’abri des regards indiscrets, cette pierre promet un spectacle de toute beauté : les rayons du soleil, à la fois éclairage et acteurs, s’avancent à pas lents vers l’héroïne parée de verre vermeil. D’abord timides, ils n’osent que s’approcher, la frôler. Puis, enhardis par la danse, ils pénètrent plus profondément dans sa chair, jusqu’à l’atteindre en plein cœur. Le sang jaillit alors, libérant sa couleur intense. La vie éclate et éclabousse les murs de reflets lumineux. C’est comme si ce cœur de pierre, devenu cœur de chair, se donnait lui-même, se laissait vaincre pour offrir généreusement ce qu’il a de plus précieux : ses mille couleurs qui se déclinent par autant de facettes. Mais Rubis ne voyait pas cela. Le «par erreur » lui avait coupé le souffle. Certes, il n’était question que du prénom, mais rapide comme l’éclair, le rapprochement s’imposa à son esprit, la jetant dans un effroi paralysant. Avec fureur, le poids de son existence lui lacérait le visage de toutes ses années d’insouciance. Etait-elle une... ? Non ! Ce mot qui lui brûlait les lèvres était trop dur à accepter. Elle n’avait pourtant jamais manqué d’affection, alors pourquoi une telle agitation? En réalité, son angoisse était plus profonde, et remettait en question le processus même de la vie. Car en effet, même si ces parents l’avaient désirée, qu’est-ce qui pouvait lui garantir que le fait d’être là, à ce moment précis dans cet énorme système qu’est le monde, n’était pas une erreur ? Jusque là, Rubis ne s’en était jamais préoccupée. Elle prenait la vie comme elle venait, de toute façon avait-elle le choix ? Le choix, elle l’a eu ce jour là. Elle marchait dans la rue, quand elle vit un jeune, qui semblait égaré. Tout naturellement, elle se proposa de le mener à bon port. C’était un réunionnais fraîchement arrivé. Il avait la bonhomie et la convivialité propre à ces insulaires. A ses lèvres qu’il ne cessait d’entrouvrir pour raconter mille et une anecdotes, un sourire de gratitude avait perlé. Arrivés au lieu convenu, ils se séparèrent donc, contents de s’être connus et espérant se revoir, ayant au cœur cette douceur des gens simples qui savent partager. Nous voici samedi. Alors que le soleil dissipe les dernières brumes matinales, les marchands s’affairent à monter leur étal sur la grande place. Rubis, d’un pas léger, sillonne la ville, pour s’y rendre. Telle une corne d’abondance, la place déploie ses ressources dans un climat qui met tous les sens en éveil. Ici, les citrons, la menthe exhalent leur parfum, là les légumes dansent dans les paniers, parsemant la foule de tâches acidulées. Aucune couleur ne manque à cette gigantesque palette. Rubis y distingue le vert tendre des céleris, l’orange feutré des abricots, l’indigo des aubergines, mais aussi le carmin des tomates, le pourpre des betteraves et le rose dilué des pastèques. Et partout on crie, on court, on parle, on rit… Les yeux mi-clos, Rubis savoure cette vie qui pétille autour d’elle. Pourtant quelque chose la sort de sa rêverie, il lui semble reconnaître une silhouette qui se profile au loin. Mais le flot incessant de personnes, ne lui permet de l’apercevoir que de façon intermittente. Elle scrute cet inconnu et reconnaît soudain le réunionnais, qui lui avait laissé une si vive impression. Elle cherche donc à se rapprocher pour le saluer, mais il a disparu dans la multitude. Dépitée, elle reprend ses achats. Son panier est presque plein quand le voilà qui réapparaît un peu plus loin. Cette fois-ci, Rubis est décidée à le revoir. Elle se faufile rapidement entre les îlots de personnes, elle crie son nom, mais le brouhaha l’étouffe aussitôt. Alors elle court, elle court malgré la foule dense qui lui fait barrage. Mais enfin, a-t-on idée de s’agglutiner ainsi ? Dans sa précipitation, elle trébuche, se cogne, chancelle : elle n’est même plus sûre d’aller dans la bonne direction. Soudain, elle s’arrête net : un cageot de laitues s’est renversé sur son passage. Ecœurée de devoir s’arrêter, elle cherche du regard celui qui encore une fois, n’a laissé qu’une trace fugace dans ses yeux. Un long soupir à la fois mêlé de tristesse et d’exaspération s’échappe alors. Puis, confuse, elle balbutie quelques excuses au vendeur. « Ne t’en fais pas, je m’en occupe. » C’est alors qu’elle reconnaît sa voix. Se retournant subitement elle le voit qui arbore un large sourire, les salades à la main. Dans son agitation elle ne s’était même pas rendu compte qu’il était là, tout près. Depuis combien de temps l’avait-il vue ? Avait-il compris qu’il était la cause de son trouble ? Il n’en fallait pas plus à Rubis pour que le feu monte à ses joues, et qu’écarlate, elle se confonde avec les fruits rouges placés derrière elle. La fin du marché se fit tout en douceur : ils marchaient côte à côte, parlant très peu. Qu’avaient-ils besoin de mots ? Leurs yeux disaient bien plus. Même le bruit de la foule ne les atteignait pas. Emmitouflés dans l’écrin de leur amour naissant, ils voguaient, tel un radeau sur cette marée humaine. Dans sa prévenance, Rubis avait même songé à prendre trop de paquets pour ses deux seules mains. Le jeune s’empressa de la délester et se vit contraint, pour son plus grand plaisir, de raccompagner la demoiselle. Ce fut le début d’une idylle qui allait remplir leurs jours et éclairer leurs nuits, leur donnant la force sereine des gens qui s’aiment. Un autre personnage s’était immiscé dans la vie de Rubis, mais celui-ci à son insu. C’était un vieux monsieur de l’immeuble, installé juste au-dessus de notre héroïne. On ne connaissait rien de lui, excepté qu’il n’avait pas de famille. Cela paraissait étrange d’ailleurs, et on se méfiait de cet homme qui restait toujours chez lui, qui parlait peu, comme s’il gardait un grand secret. Victime de jugements trop hâtifs, son mutisme ne cachait pourtant qu’une trop grande sensibilité. Son passe-temps favori était d’observer le monde de sa fenêtre. Il s’amusait, comme devant un puzzle, à reconstruire la vie des gens qui passaient. Cela lui donnait une satisfaction toute particulière, ses gens lui devenaient familiers, il était un peu comme leur ami bienveillant. A force de regarder Rubis, pour laquelle il s’était pris d’affection, il semblait la connaître par cœur. Mais elle, trop occupée par son bonheur, n’avait pas même remarqué son voisin. Lors des fréquentes visites du réunionnais, il était toujours là à les observer, en hôte invisible et silencieux. Un jour, de sa fenêtre, il les vit disparaître derrière un rectangle posé sur un chevalet. La mer agitée qui se découpait sur la toile, jetait aux jeunes gens ses embruns marins. Dans ce coucher de soleil aux Sanguinaires, les couleurs dorées et rougeoyantes fusionnaient avec les dégradés violacés qu’esquissait le soir. A l’horizon, la baie d’Ajaccio se distinguait à peine, glissant lentement dans la pénombre. L’appartement de Rubis, qui lui servait d’atelier, contenait d’autres œuvres figuratives, comme Corbeille de fruits à la grenade, La traversée de la mer Rouge mais aussi des œuvres abstraites dont Le séquoia amoureux et Ronde de coquelicots. Depuis sa rencontre avec le réunionnais, son coup de pinceau était plus lumineux. Incisif, il faisait surgir la face cachée des choses. Rubis était capable de rester des journées entières à peindre, prise d’une fièvre ardente. Le jeune, dans les veines duquel se déversait le feu bouillonnant du Piton de la Fournaise, l’inspirait. Son corps ferme et droit était un vigoureux flamboyant, les deux pétales d’hibiscus que formaient ses lèvres laissaient entrevoir une chair juteuse de litchi et son regard avait la gaieté aiguisée du piment. Comme Perceval, elle se surprenait parfois à rêver au visage bien aimé, que dessinaient quelques gouttes de vin tombées sur la nappe. Mais lui aussi était comblé, Rubis était devenue son refuge, sa terre d’asile. Il lui trouvait la douceur de la mangue et le teint délicieusement nacré des fleurs ilang-ilang. Les jours passaient ainsi paisiblement. Pourtant l'horizon se voilait insidieusement. D’abord de manière imperceptible, quelques tiraillements apparurent dans la poitrine de Rubis. Son cœur lui faisait mal. Il s’essoufflait, comme s’il était tombé malade de trop aimer. Les douleurs s’intensifièrent progressivement, allant jusqu'à l'oppresser. Ce mal physique devenait handicapant. Mais au-delà de la douleur, Rubis était encore plus assaillie par la peur. L’attitude perplexe des médecins et leur silence alimentaient son angoisse. Pour vaincre sa peur, elle se remit à peindre, rassemblant ses dernières forces dans un élan rageur. Sa dernière œuvre en cours s’inspirait de l’étude Rouge sur rouge de Mark Rothko. Elle se disait que, si le peintre avait poussé jusqu’au bout cette couleur, achevant son œuvre, en quelque sorte, en répandant, de ses veines entamées, son propre sang sur le sol, elle aussi se battrait jusqu’à ce que plus une goutte ne circule dans les siennes. La sentant basculer dans la folie, le réunionnais, la pria instamment d'accorder un peu de repos à son corps. Ce qu’elle fit, ne pouvant résister à ce regard d’amour qui lui était si précieux dans son épreuve. Conjointement, les docteurs, après maintes analyses en avaient conclu à une péricardite. Cet inflammation bénigne fut rapidement soignée et voilà bientôt Rubis totalement guérie. Mais ces renversements soudains de situation marquèrent profondément la jeune fille. Elle réalisait la fragilité de la vie. Cela fit remonter à la surface une question qui l’avait déjà tourmentée. Si sa vie pouvait s’arrêter d’une seconde à l’autre, sans plus d’explications, ne serait-elle pas alors une erreur ? Chacun avait sa théorie sur les questions existentielles : certains trouvaient la vie absurde, d’autres semblaient s’y jeter à corps perdu, s’anesthésiant par les plaisirs la conscience qu’ils devront un jour mourir. Rubis, elle, se demandait si elle trouverait un jour la réponse satisfaisante. Rubis continuait à peindre. Son étude Sur-Rouge la fascinait. Elle lissait la couleur, la modelait, la travaillait, de façon à obtenir des reflets à la fois sombres et glacés, une couleur intense, allant jusqu’à la saturation. Elle sentait que ce qu’elle cherchait en peinture était toujours insaisissable, mais son envie de vaincre la poussait à continuer, dut-elle s’y brûler. Au plus profond d’elle s’élevait comme un grondement sourd, l’envie de la gloire. Poussée par cette envie, Rubis alla à un rendez-vous concernant ses tableaux. Elle se voyait déjà gravir l’escalier de la gloire mais son esprit paraissait pourtant troublé. Dehors la chaleur était suffoquante. Sa démarche agitée trahissait son incertitude. De l’autre côté de la rue, un rouge-gorge chantait, comme pour la prévenir d’un danger. N’y prenant point garde, elle continua à marcher à vive allure, quand elle fut brusquement arrêtée. Devant elle se dressait un stop qui lui barrait le passage. Elle connaissait parfaitement cette rue, mais jamais ce panneau, qui semblait aujourd’hui s’adresser directement à elle, ne lui était apparu si rouge, si ferme. Interloquée par ce signe, Rubis hésita à rebrousser chemin. Mais entraînée comme malgré elle, elle continuait à marcher. Fort heureusement ce jour là, le voisin du dessus était tout près, à l’épicerie du quartier. Ses commissions à la main, il sort dans la rue baignée de lumière lorsqu’il aperçoit Rubis. Celle-ci ne le voit pas car elle a le soleil dans les yeux. Au moment où elle s’apprête à traverser, l’homme distingue une voiture qui vraisemblablement n’a pas respecté le feu rouge. « Attention, Rubis ! » : il a juste le temps de s’élancer vers elle et de la pousser vers l’autre côté de la chaussée pour la mettre hors d’atteinte. Mais la voiture assassine arrive trop vite et c’est lui qu’elle fauche au passage. Les tomates tombées du sachet roulaient encore, maintenant orphelines, tandis que le sang salvateur emplissait la chaussée. Les secours n’avaient rien pu faire. Rubis ne comprenait pas : «Mais qui est cet homme ? Comment connaissait-il mon prénom ? ». Pourtant ce dont elle était sûre, c’est qu’il n’avait pas hésité à se sacrifier pour elle. Ce sang versé n’était pas une erreur, mais un acte purement désintéressé. Hébétée, elle regardait l’étendue rouge arriver à ses pieds, ce rouge qui lui donnait la vie scintillait au soleil, semblant braver la mort. Voulant en savoir plus sur cet homme étonnant, Rubis assista à l’inventaire après décès de son appartement. Personne ne s’opposa à ce qu’elle garde le carnet intitulé Mes pensées. Ce recueil de réflexions accompagna et guida Rubis au fil de ses jours. Il répondit à ses questions restées jusque là sans réponse. Une main dans celle du réunionnais, l’autre posée sur son ventre déjà bien arrondi, elle se disait que décidément, sa vie n’était pas une erreur.

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