Il paraîtra impertinent de faire la leçon à un excellent baryton, Gérard Souzay, mais un disque où ce chanteur a enregistré quelques mélodies de Fauré me semble bien illustrer toute une mythologie musicale où l'on retrouve les principaux signes de l'art bourgeois. Cet art est essentiellement signalétique, il n'a de cesse d'imposer non l'émotion, mais les signes de l'émotion. C'est ce que fait précisément Gérard Souzay: ayant, par exemple à chanter une tristesse affreuse, il ne se contente ni du simple contenu sémantique de ces mots, ni de la ligne musicale qui les soutient: il lui faut encore dramatiser la phonétique de l'affreux, suspendre puis faire exploser la double fricative, déchaîner le malheur dans l'épaisseur même des lettres; nul ne peut ignorer qu'il s'agit d'affres particulièrement terribles. Malheureusement ce pléonasme d'intentions étouffe et le mot et la musique, et principalement leur jonction, qui est l'objet même de l'art vocal. Il en est de la musique comme des autres arts, y compris la littérature: la forme la plus haute de l'expression artistique est du côté de la littéralité, c'est à dire d'une certaine algèbre: il faut que toute forme tende à l'abstraction, ce qui, on le sait, n'est nullement contraire à la sensualité.
Et c'est précisément ce que l'art bourgeois refuse; il veut toujours prendre ses consommateurs pour des naïfs à qui il faut mâcher le travail et surindiquer l'intention, de peur qu'elle ne soit suffisamment saisie ( mais l'art est aussi une ambiguïté, il contredit toujours, en un sens, son propre message, et singulièrement la musique qui n'est jamais, à la lettre, ni triste ni gaie ).
Roland BARTHES in Mythologies
Remerciements particuliers à Catie Cazals qui m'a fait connaître ce texte.
4 commentaires:
Bien sur.
Mais n'est ce pas aussi faire abstraction de la realite de l'Art vocal, qui est un art de l'instant ?
Chaque interprete a des "instants" de grace et de longues heures de "metier".
Il faut au public etre patient et chineur comme un amoureux de la nature, observant les oiseaux ou les fleurs, à l'affut d'un moment de grace.
Il faut pour eviter un art vocal bourgeois un art d'ecoute non bourgeois... Retour à l'envoyeur ! Gare à l'oreille bourgeoise !
Aimer la musique c'est aussi ecouter autre chose que ce qu'on entend. Et passer des heures sur l'ocean morne et vide en attendant le mirage de l'Amerique ou de la Terre Promise.
Moise l'a vue mais n'y est jamais entre.
Il n'y a pas de recette absolue en matiere de bon gout, même si je suis plutot d'accord avec ce qu'il dit.
En tout cas, l'Art Vocal -comme tous les arts classiques- est aux antipodes de la mentalite actuelle et peine a trouver un vrai public.
Car le vrai conformisme bourgeois est de croire qu'il suffit d'acheter le disque d'untel ou d'untel pour atteindre au firmament.
On risque alors d'etre à jamais decu.
Je pense que la demarche de Barthe est déjà bourgeoise, d'attendre l'absolu d'un homme.
Le mythe d'un art classique parfait est un des grands mythes bourgeois.
Il faut un public patient, curieux et amoureux. Qui n'a pas peur de beaucoup chercher pour peu trouver... Et toujours là et quand on ne s'y attend pas.
Voilà l'art classique pour celui qui veut le gouter : une dicipline et patience bonze asiatique.
Bien à vous
Et merci pour ce que vous faites
moi ça me fera toujours marrer de voir des "penseurs bourgeois" comme Roland Barthes, qui n'a aucune compétence en art et spécialement en musique, donner des leçons de choses à un type comme Gérard Souzay. Je n'aime pas particulièrement le style de Gérard Souzay, mais la prétention démesurée de R. Barthes est encore pire. Ce monsieur n'a jamais posé les pieds sur une scène, il ignore tout de la voix, de l'art, de la musique. Il aurait 4 secondes d'espérance de vie sur scène. Mais il donne des leçons de choses. Barthes appartient à la longue traditions des "petits marquis" parisiens qui croient tout savoir sur tout, et qui se posent en clercs du goût et du droit du public. Qui se fiche aujourd'hui de son oeuvre ? Par contre, l'oeuvre de Souzay, quoi qu'on en pense, continue d'irriguer les jeunes artistes actuels, et la mémoire du public.
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